Éditions Ruedo ibérico

José Martínez, éditeur, libertaire et hétérodoxe
Portrait d'un homme singulier


Il est toujours deux façons de nier le parcours d'un homme singulier : le passer sous silence ou le réduire à sa caricature. Pour le silence, il n'est qu'à s'en remettre à l'effet du temps, qui est oublieux, on le sait. Pour la caricature, l'époque est faste en faux spécialistes et en vrais coquins. Dans un cas comme dans l'autre, l'oubli et le simulacre auront le même effet, concerté et post-moderne : célébrer l'idéologie dominante et l'infâme présent sur lequel elle règne.

José Martínez Guerricabeitia - fondateur en 1961 de Ediciones Ruedo ibérico, qu'il dirigea jusqu'en 1982 - fut incontestablement un homme singulier. Il méritait évidemment mieux que la mauvaise biographie qui lui a récemment été consacrée en cette Espagne oublieuse, où l'anti-franquisme a cimenté, à la fin des années 70, toutes les ambitions politiques des nouvelles élites de ladite transition démocratique. Cet anti-franquisme, José Martínez le connaissait de près pour en avoir été le principal vecteur, en tant qu'éditeur parisien, dans les années de la nuit noire, mais il avait appris à en saisir les limites et les prétentions. Il en connaissait les hérauts, les porte-voix et les seconds couteaux. Il n'est sans doute pas abusif de dire qu'il en méprisait certains au point de les combattre pour ce qu'ils étaient : une " opposition qui ne s'opposait pas ", l'autre face d'un capitalisme en voie de modernisation et son alternative politique démocratique. Dès lors, José Martínez retourna les armes de la critique contre tous ceux qui, dans les allées d'un franquisme déjà vacillant, préparaient la succession. Il savait qu'il le paierait. Il le paya. Du prix de l'oubli et de la caricature.

Singulier, le personnage l'était surtout parce qu'il échappait à la linéarité et aux conventions. Insaisissable, il cadrait mal avec cette manie de l'étiquetage si commode en matière de recherche historique. Anarchiste ? Bien des éléments de sa biographie pourraient en attester. Né le 18 juin 1921 à Villar del Arzobispo (Valencia), José Martínez, lui-même fils de cénétiste, rejoignit, à seize ans, la 26e division (ex-colonne Durruti). Entre 1945 et 1947, il participa, dans la clandestinité, à la réorganisation des Jeunesses libertaires en pays valencien. Ayant pris le chemin de l'exil, en 1947, pour échapper aux menaces policières, il représenta un temps la FIJL à l'extérieur. Là s'arrête, pourtant, sa liaison organique avec le mouvement libertaire qu'il quitta vers 1950. Dès lors, et jusqu'à la fin de sa vie, José Martínez ne sera jamais en odeur de sainteté auprès des instances dirigeantes de l'anarchisme institutionnel espagnol et, de ce côté-là, rien ne lui aura vraiment été épargné. "Communiste", "patron", "viveur", "mondain" le florilège des qualificatifs que lui attribuèrent ses représentants permanents et inamovibles pouvait le faire sourire ou l'énerver, selon les jours, car l'homme était, tout à la fois, irascible, tonitruant, ironique et duelliste. Nul doute qu'il tira pourtant de cette mauvaise réputation quelques avantages dont le premier, et non le moindre, fut d'amplifier ce penchant pour l'hétérodoxie si caractéristique du personnage. " Ce qu'il en coûte de cesser d'être anarchiste... ", écrira, d'ailleurs, Felipe Orero , son double en écriture. Alors, anarchiste ? Sans doute pas à partir des années 50, mais libertaire, oui, passionnément libertaire, radicalement libertaire, définitivement libertaire, et ce jusqu'à la fin de sa vie. " Marxiste libertaire plus précisément, écrit José Fergo , car si José Martínez, à certaines périodes de son histoire, sembla plus proche du marxisme que de l'anarchisme, il le fut toujours de façon hétérodoxe et critique, sans se départir à aucun moment de cette pensée libertaire qui traque le pouvoir jusque dans sa négation."

Né dans les années 60, Ruedo ibérico chercha avant tout à combattre le franquisme sur le double terrain de la mémoire historique et de l'analyse critique du présent. Soucieux de fournir une contre-information aux Espagnols de l'intérieur, la maison d'édition de José Martínez, libre d'attaches idéologiques, devint rapidement le point de passage obligé d'un anti-franquisme militant plus attaché aux nouvelles formes de résistance émergeant en Espagne qu'aux querelles d'un exil en voie de sclérose. La revue Cuadernos de Ruedo ibérico, fondée en 1964, accompagna le mouvement avec constance et sérieux en offrant une tribune aux diverses sensibilités de l'anti-franquisme, tant politiques que culturelles. On critiqua alors son côté "pot-pourri", son manque de cohérence. C'était sans doute le prix de la diversité et de l'anti-dogmatisme qu'elle professait. José Martínez, l'homme à tout faire de Ruedo ibérico, s'y consacra de toutes ses forces, affrontant les tempêtes financières, supportant les critiques, décuplant son énergie pour pallier les insuffisances structurelles de l'entreprise et les coups portés par le franquisme (multiples saisies de ses livres, persécution de ses auteurs identifiés, attentat d'octobre 1975 contre ses locaux). On le disait atrabilaire. On l'eût été à moins.

S'il fallait caractériser en quelques mots l'œuvre de José Martínez, son travail d'éditeur hors pair, il serait bien sûr indispensable de se reporter à la liste des livres qu'il a publiés , mais cela ne suffirait pas. Il faudrait y ajouter sa rigueur, son flair, son éclectisme et son professionnalisme. Contre vents et marées, avec peu de moyens, gageant sa santé et ses biens propres dans l'aventure Ruedo ibérico, il honora le métier d'éditeur. Tout à la fois amoureux des livres, esthète et militant des pensées rebelles, il sut réaliser son rêve de jeunesse : se faire passeur d'idées, hors norme et hors contrôle.

Après une première décennie d'existence de Ruedo ibérico placée sous le sceau de l'anti-franquisme et de l'attention portée aux nouveaux phénomènes de contestation, l'évolution prévisible de la dictature vers une démocratie négociée entre opposants et vainqueurs d'hier provoqua un virage de sa ligne éditoriale. Une seconde étape commença alors, où l'anti-capitalisme prit assez largement le dessus sur l'anti-franquisme des débuts. Cette rupture de ligne, surtout perceptible à travers la revue Cuadernos de Ruedo ibérico, se concrétisa, en 1974, par la réalisation d'un remarquable supplément de 350 pages consacré au mouvement libertaire espagnol. Dès lors, sous le nom de plume de Felipe Orero, José Martínez ne va cesser de dénoncer cette opposition " qui ne s'opposait pas " et de se livrer à la critique systématique des idéologies de légitimation du système capitaliste, toutes autocentrées sur l'idée de "réconciliation nationale", si chère au PCE. En corollaire de ce dispositif, la réduction de l'histoire de la guerre civile à la double lecture franquiste et stalinienne et l'occultation systématique et programmée de son aspect révolutionnaire, José Martínez les combattit pied à pied, livre à livre, texte à texte. Fidèle au point de vue libertaire dont il ne se départit jamais, il s'attacha à laisser trace de l'autre histoire, en éditant Brenan, Bolloten, Borkenau, Lorenzo, Peirats, Mera, García Oliver et tant d'autres.

La fin de l'histoire de Ruedo ibérico est indissociablement liée à son époque. Franco mort en novembre 1975, l'anti-franquisme de connivence joua à plein son rôle de marchepied pour l'accession au pouvoir. La foire aux vanités refusait du monde. La transition démocratique battait son plein, recyclant les " élites " de la gauche institutionnelle, à charge pour elles de gérer en douceur le post-franquisme et de légitimer la naissante démocratie parlementaire. Une belle réussite, sans doute, sans victoire ni défaite, sans lutte même, par convergence d'intérêts. La dernière bataille que livra José Martínez ne fut pas la plus facile. La restructuration négociée de l'espace politique et culturel laissait, désormais, peu de place à la ligne de critique radicale du système qu'il avait imprimée à sa maison d'édition, transférée à Barcelone en 1977.

Pour l'hétérodoxe et libertaire José Martínez, le seul espoir de briser le cercle du conformisme consensuel résidait probablement dans la liaison avec une CNT en voie de reconstruction. Il fut vite déçu. L'observateur attentif et critique qu'il était ne tarda pas à comprendre qu'" à partir d'un certain degré de dysfonctionnement organique, tout ce qui est vivant meurt " (Felipe Orero). Minée par les luttes de tendance et incapable de s'en sortir, la CNT allait dans le mur. José Martínez, qui n'en était pas membre et se défiait de surcroît du lien organique pour ce qu'il supposait d'aliénation du sens critique, laissa son double, Felipe Orero, solder les comptes. Un numéro spécial de Cuadernos de Ruedo ibérico, entièrement consacré à la CNT, se livra, sur 256 pages, dont plus des deux tiers reproduisait un remarquable essai critique de Felipe Orero, à l'analyse la plus fouillée qui soit de cet espoir déçu et de la logique suicidaire qui amènera la CNT sur la voie du déclin.

Les vents contraires soufflaient trop forts. En 1982, à l'instant précis où la transition démocratique tant vantée donna le pouvoir à une social-démocratie moderniste tout occupée à faire de l'Espagne l'extrême pointe méridionale du Grand Marché, Ruedo ibérico dut mettre la clef sous la porte. José Martínez, qui avait joué depuis vingt ans un rôle de premier plan dans la diffusion des idées, se retrouva alors isolé dans une Espagne où, pour reprendre la juste expression de Juan Goytisolo, galopait l'" analphabétisme volontaire ".

Le 11 mars 1986, victime d'une asphyxie consécutive à une fuite de gaz, José Martínez décéda dans son domicile de Madrid. Ce jour-là, l'Espagne s'apprêtait, par référendum, à entrer dans l'Otan. Le jour de ses funérailles, une couronne de fleurs du ministère de la culture portait, en lettres d'or, le nom de son donateur, Javier Solana, le même homme qui préside, aujourd'hui, aux destinées de la sécurité européenne au titre de Haut Commissaire, après avoir été secrétaire de l'Otan. Comme quoi l'anti-franquisme pouvait aussi mener loin... Ce jour-là, dit-on, quelques subversifs n'hésitèrent pas à piétiner les roses rouges du pouvoir, en signe de dernier hommage au libertaire José Martínez.

Freddy Gomez

Publicado en Un autre futur, nº 2, 2001