Un des épisodes les plus obscurs de la guerre d'Espagne est éclairé aujourd'hui par la publication à Paris de deux livres sur Manuel Hedilla. Ce nom n'est pas très illustre et pourtant Hedilla fut, après la mort de José Antonio Primo de Rivera, le chef de la Phalange.
Il est vrai que son règne fut éphémère, puisqu'il dura vingt-quatre heures à peine, du 18 au 19 avril 1937. Condamné à mort quelques jours plus tard par les autorités franquistes, Hedilla fut emprisonné de longues années aux Canaries, puis gracié et libéré. Il réussit donc à conserver la vie sauve mais sa mémoire a été vouée à l'oubli le plus total : depuis trente ans, toute l'Espagne officielle s'acharne à effacer son souvenir. Brasillach et Bardèche eux-mêmes avouent en 1939 que l'affaire Hedilla est tabou. C'est ce tabou qui est remis en cause aujourd'hui.
Jusqu'au dernier moment, tout a été fait pour maintenir la vérité sous le boisseau. Les rocambolesques aventures juridiques qui ont accompagné la parution des deux livres en portent témoignage. Essayons de retrouver le fil de l'embroglio. En mars 1967, Garcia Venero, ancien phalangiste et ami de Hedilla, publie à Paris un livre sur la Phalange (1) avec l'espoir probable de réhabiliter son compagnon.
En réponse, l'historien américain Herbert R. Southworth publie, chez le même éditeur un autre livre, Antifalange (2), qui rectifie les erreurs du livre de Venero. Et voici la surprise : tout soudain, Venero - sous quelles influences ou par quelles craintes? - bat en retraite et demande au tribunal la saisie de son propre livre. Et ce n'est pas tout. D'Espagne, où il réside aujourd'hui, le héros de cet épisode, Hedilla lui-même, réclame à son tour la saisie de l'un et l'autre livres. Le juge des référés rejette toutes les requêtes. Les deux livres restent à la vente.
Un fascisme mou et sans idéal
Que nous enseignent-ils ? Ils établissent qu'un événement considérable s'est déroulé à Salamanque les 16 et 17 avril 1937. Certes, on savait déjà que des bagarres avaient opposé alors diverses factions de la Phalange. Mais la science de Southworth donne de ces bagarres une image inconnue: ces règlements de compte se situaient à un niveau si élevé que le sort même de la Phalange, son orientation, en furent définitivement marqués ; le 18 avril au matin, la phalange fasciste, violente et romantique de Primo de Rivera et de Hedilla avait vécu. Une autre phalange va lui succéder. Franco la contrôlera et elle aura de moins en moins de rapport avec la phalange primitive, la "vieille Phalange"
Herbert R. Southworth, qui vit maintenant à Paris, a consacré toute sa vie à élucider l'histoire de la guerre d'Espagne. Chercheur minutieux et passionné à la fois, il a tracé un portrait décisif de cette période dans son grand livre Le Mythe de la croisade de Franco.
- Si l'on veut comprendre les événements de Salamanque, dit-il, il faut d'abord se représenter l'Espagne à cette époque. Dans le camp nationaliste, la Phalange, d'une part, le mouvement militaire de Franco, de l'autre, n'avaient ni les mêmes sources, ni les mêmes projets. Le mouvement fasciste était la Phalange. Il présente tous les traits du fascisme : le culte de la violence, l'appel à la jeunesse, une sorte d'ouvriérisme romantique, la volonté de se saisir de l'Etat et de le contrôler en vue de se lancer ensuite dans la conquête d'un empire. Ce sont là les marques fondamentales de tous les fascismes. Elles existent alors en Italie, en Allemagne et on les retrouve dans la Phalange. Seulement, dès les débuts de la guerre d'Espagne, la Phalange subit de rudes coups. Certains de ses chefs sont mis en prison, d'autres sont tués. Il n'y a plus un seul chef important dans la Phalange.
- Et du côté de Franco?
- Ce n'est pas plus brillant. Il y a un grand vide politique dans la zone nationaliste : les monarchistes sont faibles, les carlistes sectaires et le mouvement catholique de Gil Robles sans crédit. Cela fait la fortune de la Phalange. Les jeunes, certains hommes de gauche, vont vers elle. Elle connaît un essor extraordinaire. Elle devient riche et il faut nommer une junte pour la diriger. Le chef de cette junte sera justement Hedilla, homme courageux, non dépourvu d'une certaine noblesse, mais brutal et intellectuellement médiocre. C'est dans ce contexte qu'éclatent les bagarres des 16 et 17 avril à Salamanque. Et à la faveur de ces bagarres, la Phalange originelle est éliminée et démantelée par Franco. Il en modifie petit à petit le sens, la fond avec les autres forces nationalistes pour en faire le mouvement national, c'est-à-dire une sorte de parti unique. En ce sens, il n'est pas excessif de dire que ces deux journées ont provoqué un tournant dans les destinées de la révolution espagnole : peut-être ont-elles protégé l'Espagne des sombres délires fascistes qu'ont connus l'Italie et l'Allemagne. Elles ont donné naissance à ce fascisme mou et sans idéal qui arrive à se perpétuer trente ans après.
- Donc, ce que vous avez établi, c'est le scénario exact de ces deux journées ?
- Le livre de Garcia Venero donne une version de ces bagarres, avec des détails intéressants mais dans un sens évidemment favorable à son ami Hedilla. Dans mon livre, je rétablis les faits tels qu'ils se sont produits.
- C'est-à-dire ?
- Oh ! Je ne peux pas entrer ici dans le détail qui est effroyablement compliqué. Disons que les franquistes sentaient le besoin de donner une organisation politique à la Phalange. Serrano Suner, le beau-frère de Franco, arrive à Salamanque en février 1937. Aussitôt, inquiétudes dans la Phalange, où plusieurs clans se forment et se défient. Le matin du 16 avril, quatre membres de la junte entrent dans le bureau de Hedilla et lui annoncent que son temps est fini à la tête de la junte. Hedilla ne peut que s'incliner, mais il n'est pas homme à ne pas réagir. La nuit suivante, il contre-attaque grâce à ses gardes du corps, pour ne pas dire ses tueurs, et à un officier finlandais, Carl von Haartman, qui met à sa disposition une quarantaine de ses cadets. Ce que je prouve donc, avec l'aide en particulier du témoignage de cet officier finlandais, c'est que Hedilla, bien loin de chercher la conciliation comme il l'a prétendu, a au contraire tenté de récupérer son pouvoir par la violence. De fait, le heurt a été sanglant et il y a eu au moins deux morts.
- Et Hedilla ?
- A ce moment-là, Franco a joué. Les bagarres de Salamanque lui fournissaient un prétexte idéal pour diviser la Phalagne et en prendre le contrôle. Il faut dire que Franco jouait plus fin que Hedilla. Que fait-il ? Il félicite Hedilla pour son action et le laisse devenir chef de la Phalange. Mais le lendemain, il annonce l'unification de tous les partis politiques espagnols dans une nouvelle Phalange dont il est le chef et il offre à Hedilla le premier rang après lui. Seulement Hedilla, rappelez-vous, n'est pas un homme politique très retors. A sa manière, c'est un pur. Et il refuse de prendre une responsabilité dans une Phalange qui n'est plus celle de Primo de Rivera. Quelques jours plus tard, Hedilla est donc condamné à mort et expédié aux Canaries, où il sera détenu dans des conditions terribles. Il faut ajouter qu'il montrera là-bas un courage constant."
Telle est l'histoire réelle des journées d'avril 1937. Tel est le visage de l'homme qui tenta de préserver l'esprit de la Phalange primitive et qui perdit. Désormais, Hedilla est politiquement mort. On ne trouve pas dix livres en Espagne qui mentionnent son nom et l'on saisit aujourd'hui les raisons de ce mutisme : toute l'affaire, en effet, jette des lumières assez troubles sur la manière dont Franco a assuré son pouvoir sur l'ensemble des forces nationalistes. Les bagarres de Salamanque montrent en outre que les dissensions internes n'étaient pas le fait du seul camp républicain. Mais il aura fallu attendre trente ans pour que la vérité fût enfin dite sur l'une des péripéties fondamentales de la guerre d'Espagne.
In Le Figaro littéraire nº 1107, 3-9 juillet 1967
1. Falange en la Historia de España, par Garcia Venero. Editions Ruedo Iberico, Paris 1967.
2. Antifalange, par H. R. Southworth. Editions Ruedo Iberico, Paris 1967.